Ce à quoi il faudra être attentif dans le prochain rapport de la MEF de l’OIAC sur l’attaque chimique de Douma
AVERTISSEMENT : Deux acronymes récurrents dans cet article ne doivent pas être confondus : la MEF (Mission d’établissement des faits) de l’OIAC et le MEC OIAC-ONU (Mécanisme d’enquête conjoint de l’OIAC et de l’ONU). La MEF de l’OIAC n’identifie pas les responsables des attaques chimiques pour lesquelles elle est déployée. Le MEC OIAC-ONU est un Mécanisme qui a été établi temporairement par le Conseil de sécurité des Nations unies spécifiquement pour identifier les responsables des attaques chimiques en Syrie. Pour des questions de lisibilité, « MEF » est quelquefois remplacé par « Mission » et « MEC » est quelquefois remplacé par « Mécanisme ».
Dans les semaines à venir, la Mission d’établissement des faits (MEF) de l’OIAC (Organisation pour l’interdiction des armes chimiques) va rendre public son rapport relatif à l’attaque chimique du 7 avril 2018 à Douma, dans la banlieue de Damas. La MEF de l’OIAC n’a pas pour but d’établir les responsabilités d’une attaque chimique mais de déterminer si un agent chimique a été utilisé ou non. Avant que la Russie n‘oppose un veto à son renouvellement [NdT : le 24 octobre 2017], le Mécanisme d’enquête conjoint de l’OIAC et de l’Organisation des Nations unies (MEC OIAC-ONU) prenait la suite de la MEF quand cette dernière rendait compte d’un usage probable d’arme chimique. Sans ce Mécanisme, il n’y a plus aucune enquête officielle pour déterminer les responsabilités des attaques chimiques.
Depuis que le MEC OIAC-ONU n’a pas été reconduit, la MEF de l’OIAC a rendu compte de deux attaques chimiques sur le territoire syrien : pour celle qui s’est déroulée le 30 mars 2017, dans la localité d’Al-Lataminah, dans la province de Hama, elle a conclu « [qu’]il est plus que probable que du sarin ait été utilisé comme arme chimique ». Pour l’attaque du 4 février 2018 à Saraqeb, dans la province d’Idlib, elle a conclu qu’il était probable que du chlore avait été utilisé comme arme chimique. Puisque le MEC OIAC-ONU n’a pas pu enquêter sur ces deux incidents, faute de mandat, Bellingcat les a examinés dans le détail, et a conclu que le gouvernement syrien était responsable des attaques d‘Al-Lataminah et de Saraqeb.
Sans le MEC OIAC-ONU, il est encore possible de déterminer qui était responsable des attaques, à partir de preuves « open source » (de source publique) et des informations fournies dans de précédents rapports de la MEF de l’OIAC et du MEC OIAC-ONU. Par exemple, Bellingcat a pu conclure que le gouvernement syrien était responsable de l’attaque d‘Al-Lataminah à partir d’un certain nombre de preuves. Un modèle spécifique de couvercle de remplissage récupéré sur le site de l’attaque et décrit dans le rapport de la MEF de l’OIAC, a été documenté précédemment dans le rapport du MEC OIAC-ONU relatif à l’attaque au sarin du 4 avril 2017 sur Khan Cheikhoun : un couvercle de remplissage identique avait été retrouvé sur le site de l’attaque chimique, et décrit par le Mécanisme comme n’étant « compatible qu’avec les bombes chimiques aérolarguées syriennes ». De plus, le rapport du Mécanisme sur Khan Cheikhoun précise que la présence de « produits chimiques marqueurs » dans les échantillons environnementaux récupérés sur le site « indique fortement que le sarin diffusé à Khan Cheikhoun a été produit à partir du stock de DF [NdT : difluorure de méthylphosphonyle] de la République arabe syrienne » ; or, des produits chimiques marqueurs similaires ont été retrouvés par la MEF de l’OIAC dans les échantillons environnementaux prélevés à Al-Lataminah. S’il n’est en effet pas précisé explicitement dans le rapport de la Mission que l’attaque de cette localité est attribuée aux forces gouvernementales syriennes, de très nombreuses informations contenues dans ce rapport permettent de tirer des conclusions solides sur les responsabilités de cette attaque.
Le rapport à paraître sur l’attaque chimique de Douma est susceptible de contenir des informations qui permettront de tirer des conclusions sur le type d’agent chimique utilisé et sur l’origine de l’attaque.
Traces de chlore et de sarin
Contrairement à de nombreux autres cas d’attaques chimiques, la MEF OIAC a pu accéder aux sites sur lesquels des bonbonnes de gaz de couleur jaune, ayant été utilisées pour l’attaque, ont été retrouvées. La Mission est également susceptible d’avoir prélevé des échantillons biomédicaux sur les victimes, et des échantillons environnementaux, fournis par des organisations locales. Il faut espérer qu’à partir de ces échantillons il sera possible d’établir quels agents chimiques ont été utilisés.
Le rapport de la Mission d’établissement des faits de l’OIAC relatif à l’attaque au chlore sur Saraqeb, contient des détails qu’il sera probablement pertinent d’utiliser pour analyser l’attaque chimique de Douma. Le tableau ci-dessous donne les résultats des tests réalisés par la Mission :
On remarque dans ces deux tableaux qu’il ne s’agit pas de produits chimiques liés au gaz chloré, mais des composés chimiques suivants : le DIMP [NdT : méthylphosphonate de diisopropyle], l’IPMPA [NdT : méthylphosphonate d’isopropyle] et le MPA [NdT : acide méthylphosphonique], qui ont été détectés dans toutes les attaques au sarin ayant été menées en Syrie, quand une analyse a pu être effectuée par l’OIAC. Les attaques analysées incluent l’attaque du 21 août 2013 sur Damas, l’attaque du 30 mars 2017 sur Al–Lataminah et l’attaque du 4 avril 2017 sur Khan Cheikhoun. L’Évaluation nationale française sur l’attaque du 4 avril 2017 à Khan Cheikhoun comporte l’analyse du contenu d’une grenade non explosée utilisée dans l’attaque du 29 avril 2013 sur Saraqeb, qui avait permis d’étayer les conclusions des Services de renseignement en y détectant la présence de DIMP.
Ceci nous permet de conclure avec une quasi certitude que l’attaque chimique sur Saraqeb n’était pas une attaque au chlore uniquement mais incluait du sarin. Les symptômes constatés sur les victimes de cette attaque indiquaient également que du sarin, ou une substance semblable, avait probablement été utilisé : toutes les victimes observées présentaient des pupilles rétrécies [NdT : myosis], un symptôme typique de l’exposition au sarin, et non pas au chlore :
Il a déjà été affirmé par plusieurs gouvernements occidentaux et des organisations locales que le chlore et un autre agent neurotoxique avaient été utilisés à Douma le 7 avril : la présence de produits chimiques liés au sarin dans les échantillons environnementaux, et la constatation des symptômes typiques de son emploi seront, à ce titre, très significatifs pour avancer des conclusions. Contrairement à Saraqeb, il est possible que des échantillons biomédicaux aient été analysés par la MEF OIAC : d’autres rapports de la Mission comportent les résultats d’analyse d’échantillons biomédicaux prélevés sur des victimes. Par ailleurs, le rapport émis par le MEC OIAC-ONU sur l’attaque chimique de Khan Cheikhoun du 4 avril 2017 fait état de nombreux échantillons de sang testés positifs au sarin ou à une substance semblable. Des échantillons d’urine avaient également été testés positifs à l’IPMPA, un des produits de dégradation du sarin.
Des échantillons biomédicaux prélevés sur une victime de l’attaque au sarin ayant visé Saraqeb, le 29 avril 2013, et publiés par la Mission d’enquête des Nations unies concernant les allégations d’emploi d’armes chimiques en République arabe syrienne donnent des informations sur ce qui pourrait être détecté sur une victime décédée :
C’est la présence d‘IPMPA dans les tissus qui est, là encore, utilisée pour prouver l’exposition au sarin. Si de l’IPMPA est identifié dans les échantillons biomédicaux et environnementaux prélevés à Douma, il sera possible de conclure avec certitude que du sarin y a été utilisé. La question sera alors : d’où provenait ce sarin ?
Le rapport du MEC OIAC-ONU, relatif à l’attaque chimique du 4 avril 2017 sur Khan Cheikhoun décrit précisément trois composés retrouvés dans les échantillons prélevés sur le site comme des « produits chimiques marqueurs » dont la « présence indique fortement que le sarin diffusé à Khan Cheikhoun a été produit à partir du stock de DF de la République arabe syrienne ». Ces produits sont les suivants :
- Hexafluorure de phosphore (PF6) aussi connu sous le nom d’hexafluorophosphate (HFP)
- Phosphates d’isopropyle
- Phosphorofluoridates d’isopropyle
Précisément, selon le Mécanisme « la présence du marqueur chimique PF6 prouve que du HF [NdT : fluorure d’hydrogène] a été utilisé pour produire le DF qui a servi de précurseur au sarin » et le « HF est un gaz très agressif et dangereux et donc difficile à manier. Son utilisation témoigne d’un haut niveau de compétence et de perfectionnement dans sa production, ce qui laisse supposer qu’il s’agit d’une méthode de production du même type que celle utilisée par une usine chimique ». Le rapport précise aussi que :
« En outre, les résultats confirment que le sarin a été produit par une voie binaire, par laquelle le DF est combiné à l’isopropanol (iPrOH) en présence d’hexamine. »
De l’hexafluorure de phosphore (PF6) a été retrouvé dans des échantillons prélevés à Al-Lataminah (attaque du 30 mars 2017) ainsi que des phosphorofluoridates d’isopropyle (tous les deux sont des produits chimiques marqueurs décrits dans le rapport du MEC OIAC-ONU sur l’attaque de Khan Cheikhoun). Du PF6/HFP a aussi été identifié sur des échantillons provenant de plusieurs pièces de métal et de fragments de munitions selon les informations publiées dans le rapport que l’ONU a rendu suite aux attaques du 21 août 2013.
La présence de ces produits chimiques dans les échantillons prélevés à Douma ne confirmerait pas seulement que du sarin a été utilisé mais que ce sarin proviendrait des stocks militaires syriens. Le gouvernement syrien a répété n’avoir jamais perdu le contrôle de ses stocks d’armes chimiques ; ceci constituerait une indication très probante qu‘il doit être tenu responsable de l’attaque chimique du 7 avril 2018 sur Douma.
Débris de munitions
Deux munitions ont été filmées et photographiées après l’attaque du 7 avril 2018, deux bouteilles de gaz jaunes, dont l’une avait une structure externe. La deuxième munition n’en comportait pas lorsqu’elle a été filmée et photographiée, mais les restes d’une structure externe se trouvaient à côté, ce qui suggère qu’elle se soit désolidarisée lors de l’impact ou qu’elle ait été retirée après l’impact, pour des raisons encore inconnues.
Des bouteilles de chlore jaunes similaires, dont certaines avec des structures externes identiques à celles des munitions de Douma, ont été observées à plusieurs reprises sur les sites de précédentes attaques aériennes au chlore. Le rapport de l’OIAC sur l’attaque chimique de Saraqeb du 4 février 2018 inclut des photographies détaillées qui confirment que le même type de munitions a été utilisé dans l’attaque de Saraqeb et dans l’attaque de Douma.
De récents rapports de la MEF OIAC contiennent des photographies détaillées des débris de munitions qui se sont avérés extrêmement utiles pour faire correspondre les débris aux munitions utilisées lors d’attaques précédentes. Ce qui reste à expliquer, c’est comment du sarin a été utilisé dans l’attaque de Saraqeb du 4 février 2018, car il est peu probable qu’il ait été ajouté à la bouteille de chlore, ce qui suggère qu’une munition ou un contenant attaché à la bonbonne aurait été utilisé mais n’a pas pu été observé. Si des traces d’utilisation du sarin sont détectées lors de l’attaque de Douma, nous espérons que la Mission d’établissement des faits de l’OIAC sera en mesure de montrer comment le sarin a été diffusé.
Merci au collectif Syrie Factuel pour la traduction de cet article.